Mnémonistes et origine des procédés mnémotechniques

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La mnémotechnie, mnémonique ou technique pour mémoriser, fascine encore aujourd’hui, jusqu’à être massivement utilisée par les étudiants en médecine. Mieux encore, les procédés mnémotechniques s’incarnent dans quelques mnémonistes extraordinaires que je vais vous présenter avant d’aborder les origines de ces méthodes que nous pratiquons tous plus ou moins consciemment, et que nous pouvons magnifier par un travail approprié.

 

Des mnémonistes extraordinaires

 

S.F.

S.F.(1), un étudiant à l’intelligence moyenne avait entraîné sa mémoire à court terme. Initialement, son empan de chiffres se situait à 7. Cela signifie que sur une série de chiffres présentés aléatoirement l’un après l’autre, il ne pouvait en retenir que 7. Mais à force d’entraînement dans un laboratoire de psychologie (1 heure par jour, 3 à 5 jours par semaine pendant 20 mois), cet étudiant était parvenu à un empan de chiffres de 79. Cela signifie que sur une liste de chiffres présentés aléatoirement l’un après l’autre, il avait pu en mémoriser 79 d’affilée, sans aucune erreur.

(1) K. A.Ericsson and W. G. Chase, « Exceptional Memory », American Scientist 70 (1982)

 

Rajan S. Mahadevan

Rajan S. Mahadevan (2), professeur de psychologie, avait été capable de réciter les 31 811 décimales de π alors qu’il était étudiant. Il est inscrit au Guiness Book des records.

(2) Biederman, I., Cooper E.E. , Mahadevan R.S. & Fox, P.W. Unexceptional Spatial Memory in an Exceptional Memorist, Journal of experimental psychology ; Learning, Memory and Cognition, 1992, Vol.18 No.3. 654-657

 

Pi

A 22 ans, Pi (3), était un étudiant normal à l’intelligence moyenne mais à la mémoire de travail supérieure. Pi s’était révélé capable de réciter les 216 décimales de π avec 16 erreurs seulement, sous le contrôle d’une équipe de psychologues.

(3) Raz, Amir , Packard, Mark G. , Alexander, Gerianne M. , Buhle, Jason T. , Zhu, Hongtu , Yu, Shan andPeterson, Bradley S.(2009) ‘A slice of π : An exploratory neuroimaging study of digit encoding and retrieval in a superior memorist’, Neurocase, 15: 5, 361 — 372, First published on: 06 July 2009 (iFirst)

 

Dominic O’Brian

Dominic O’Brian (4) , mnémoniste britannique, a gagné 8 fois le championnat mondial de mémorisation. Si ce qu’il considérait comme des « trucs » l’avaient d’abord laissé circonspect, il avoua que ces « trucs » avaient considérablement amélioré sa vie, lui procurant un avantage social majeur. Loin de se résumer à la mémorisation de listes (numéros de téléphones, courses à faire), les mnémotechniques lui avaient permis d’apprendre des langues étrangères, de briller dans ses cours, de mémoriser des discours sans prendre de notes, sans oublier de reconnaître les noms et visages des centaines de personnes qu’il rencontrait.

(4) Dominic O’Brian : How to develop a perfect Memory, Dominic O’Brian, 1993

 

S.V. Shereshvsky

De tous les mnémonistes, S. C. Shereshvsky est sans doute le cas le plus connu des étudiants en psychologie. Etudié par Vygotsky, Eisenstein et surtout Luria (5), Shereshvsky  présentait à un degré d’intensité exceptionnelle une particularité rare : la synesthésie.

Si la synesthésie est une figure de style en littérature, elle se définit en psychologie comme un mélange des sens, sans doute sous le fruit d’un élagage synaptique (= perte de connexions, effacement de synapses, dont le pic se situerait à l’adolescence, et qui expliquerait le comportement « bizarre » des ados, bien que les endocrinologues lient davantage ce comportement à une modification hormonale) qui ne s’est pas totalement produit. Cela signifie que certaines personnes sont capables d’entendre une musique lorsqu’ils touchent un mur (je ne parle pas des voisins musiciens !), de sentir une couleur, etc. Il existe un test psychologique pour reconnaître les vrais synesthètes.

Shereshevsky avait pour particularité (entre autres), de voir des couleurs lorsqu’il lisait ou pensait à un nombre.

S.V. Shereshevsky était si extraordinaire qu’il pouvait se souvenir de presque tout. Voici deux exploits (6) parmi beaucoup d’autres :
– la capacité à répéter une série de 70 nombres après les avoir entendus une fois ;
– la capacité à restituer au bout de 15 ans, une série de mots, sans jamais les avoir révisés.

(5) The cambridge Handbook of Cultural-Historical Psychology, 2014
(6) Aleksandr R. Luria, The Mind of a Mnemonist : A little Book, about a Vast Memory

 

Qu’ont en commun ces personnes extraordinaires ?

• Toutes ces personnes, y compris Shereshevsky, ont employé consciemment ou non des moyens mnémotechniques, qu’ils ont travaillés – consciemment ou non – jusqu’à devenir experts dans leur domaine. S’il y a sans doute de l’inné pour Shereshevsky, la part d’acquis demeure essentielle.

• S.F. a révélé qu’il pratiquait le chunking : il regroupait les nombres par groupes de 4 ou 5, ce qui laisse penser que l’empan moyen de la mémoire à court terme est de 4 chunks (comme le clame Cowan) et non 7 +/- 2 selon la théorie la plus communément admise, celle de Baddeley et Hitch.

• Pi a avoué qu’il s’appuyait sur les émotions pour mémoriser.

• La capacité acquise par un travail – conscient ou non -, ne s’est pas révélée transférable. Par exemple, l’entraînement à la mémorisation de chiffres n’a pas permis à S.F. de mémoriser davantage de lettres qu’une personne normale.

 

Quid de la mémoire photographique ?

Si entre 5 et 15% (selon les sources) des enfants ont une mémoire eidétique (appellation scientifique de la « mémoire photographique »), elle n’existe probablement pas chez l’adulte. Cela est sans doute du à l’instruction qui passe majoritairement par l’emploi de mots. D’ailleurs, cette mémoire est imprécise, et l’image s’efface au bout de 20 secondes à 3 minutes.

 

Mais les champions d’échecs n’ont-ils pas une mémoire fabuleuse ?

Non, les champions d’échecs ont une mémoire absolument normale. Par la pratique extensive de leur activité, ils ont mémorisé des bibliothèques entières de coups. Lorsqu’on les soumet à d’autres activités, ils ne déploient pas de capacité supérieure à la norme. Et il en va de même du taximan londonien qui connaît sa ville par cœur, ou encore du passionné de football qui est capable de citer le poids et la taille de tous les joueurs de la Liga.

 

Cela me laisse penser qu’on utilise seulement 10% de son cerveau

En octobre 2014, alors que je donnais un cours sur la mémoire et l’apprentissage, on m’avait soutenu en préambule qu’on utilisait seulement 10% de son cerveau (Lucy, le film de Luc Besson était sorti depuis peu). Et la lecture des performances des mnémonistes – sans doute reproductibles par tous -, laisse à penser que c’est vrai.

En réalité, c’est totalement faux. Il faut savoir que le cerveau doit être vascularisé, oxygéné et que ses cellules consomment de l’énergie. Nous passerions sans doute plus de temps à manger que le panda si nous devions utiliser nos fameuses ressources inexploitées. Egalement, nous serions beaucoup plus grands, et aurions un cœur « gros comme ça » !

Il n’y a pas de doute, nous utilisons 100% de notre cerveau, ce qu’atteste la neuro-imagerie médicale mais que les sciences physiques (les médecins s’appelaient des physiciens) avaient démontré depuis longtemps.

 

Origine des moyens mnémotechniques

Le mot mnémonique vient du grec mnemonikos qui signifie « de la mémoire », et plus trivialement de mnémosyne, la déesse éponyme (remarque : éponyme n’est pas un gros mot). Cicéron (c’est point carré, mes étudiants me l’ont déjà faite) nous apporte sans doute le premier témoignage de l’emploi d’une mnémonique. En effet, dans de Oratore (Livre I), le célèbre Poincaré (non, c’est Cicéron) relate que le poète Simonide avait été invité à déclamer des poèmes, quand lors du repas, on le manda à l’extérieur. Le toit s’effondra alors, tuant tous les convives, sans possibilité de les reconnaître, sauf pour notre poète qui s’était souvenu de la place qu’occupait chacun d’eux.

Voici ce qu’avait écrit Cicéron par l’entremise de son traducteur, M. Nisard. Je vous conseille de tout lire parce que l’Histoire comme la Philosophie donnent le sens de ce que l’on fait, permettent de mieux comprendre et de mémoriser plus facilement:

« Pour en revenir à notre objet, je n’ai pas le vaste génie de Thémistocle; je n’en suis pas comme lui à préférer l’art d’oublier à celui de se souvenir, et je rends grâce à Simonide de Céos, qui fut, dit-on, l’inventeur de la mémoire artificielle. On raconte que soupant un jour à Cranon, en Thessalie, chez Scopas, homme riche et noble, il récita une ode composée en l’honneur de son hôte, et dans laquelle, pour embellir son sujet, à la manière des poètes, il s’était longuement étendu sur Castor et Pollux. Scopas, n’écoutant que sa basse avarice, dit à Simonide qu’il ne lui donnerait que la moitié du prix convenu pour ses vers, ajoutant qu’il pouvait, si bon lui semblait, aller demander le reste aux deux fils de Tyndare, qui avaient eu une égale part à l’éloge. Quelques instants après, on vint prier Simonide de sortir : deux jeunes gens l’attendaient à la porte, et demandaient avec instance à lui parler. Il se leva, sortit, et ne trouva personne; mais pendant ce moment la salle où Scopas était à table s’écroula, et l’écrasa sous les ruines avec tous les convives. Les parents de ces infortunés voulurent les ensevelir; mais ils ne pouvaient reconnaître leurs cadavres au milieu des décombres, tant ils étaient défigurés. Simonide, en se rappelant la place que chacun avait occupée, parvint à faire retrouver à chaque famille les restes qu’elle cherchait. Ce fut, dit-on, cette circonstance qui lui fit juger que l’ordre est ce qui peut le plus sûrement guider la mémoire. Pour exercer cette faculté, il faut donc, selon Simonide, imaginer dans sa tête des emplacements distincts, et y attacher l’image des objets dont on veut garder le souvenir. L’ordre des emplacements conserve l’ordre des idées; les images rappellent les idées elles-mêmes : les emplacements sont la tablette de cire, et les images, les lettres qu’on y trace. »

Si Simonide semble être l’inventeur des « lieux de mémoire » ou LOCI (en grec), différentes techniques de mémorisation ont été inventées par la suite.

Le plus étonnant peut-être, c’est Mary Carruthers (7) qui nous apprend qu’au Moyen-Age, les hommes d’Eglises utilisaient abondamment les mnémotechniques. Rappelons-nous que Victor Cousin (l’inventeur de l’école moderne, modèle emprunté aux Prussiens) n’était pas encore né et que par conséquent, les enfants n’avaient pu acquérir un vocabulaire conséquent pour fixer les souvenirs. Voilà pourquoi, par exemple, les 150 psaumes (des prières chantées par les moines) relatent la vie des hommes, de manière parfois violente. Les rythmes et les émotions sont des points d’ancrage pour les souvenirs, soit des procédés mnémotechniques, et ont pu pour les moines pallier le manque d’instruction hérité de leur enfance. Le contenu parfois violent des Livres Sacrés des différentes religions avait-il pour objectif de fixer l’instruction, comme les vitraux des cathédrales avaient remplacé les livres inaccessibles au peuple ? La réponse se trouve dans le livre de Mary Carruthers.

Je remercie Jean-Michel Cornu, expert en intelligence collective, de m’avoir fait découvrir Mary Carruthers.

(7) Mary Carruthers , The Book of Memory: A Study of Memory in Medieval Culture. New York: Cambridge University Press. 1990

 

Note

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