Quentin Vicens est avec Jean-François Parmentier l’un des deux co-auteurs d’un livre fabuleux qui devrait trôner dans la bibliothèque de tout enseignant et formateur : Enseigner dans le Supérieur, méthodologies et pédagogies actives, paru chez Dunod. Quentin a accepté de répondre à quelques questions, et je publierai prochainement l’interview de Jean-François.
Pascal Roulois : Quentin, comment un chercheur en biologie moléculaire est-il venu à co-écrire un livre sur la pédagogie ?
Quentin Vicens : C’est l’aboutissement d’un cheminement tant professionnel que personnel. A un moment de mon parcours, j’ai réalisé qu’en tant que scientifique j’étais surtout formé pour faire de la recherche, alors que la plupart des débouchés comme on nous les présentait à l’époque demandaient énormément de compétences additionnelles, en particulier en enseignement. A ce moment-là j’étais en stage post-doctoral aux Etats-Unis chez un prix Nobel (Tom Cech) qui était aussi réputé pour son implication dans la promotion de l’enseignement. Comme il me connaissait au travers des premières années passées dans son labo, il m’a encouragé à enseigner et m’a même soutenu financièrement pour cela. Et il se trouve que cette Université venait de recevoir un autre prix Nobel quelques années plus tôt (Carl Wieman), cette fois en Physique, qui lui avait réussi à rassembler plusieurs millions de dollars en vue d’une refonte des enseignements de licence en science dans cette Université. Donc il avait embauché des gens hyper qualifiés, et voilà comment dès 2006 j’ai pu apprendre à enseigner avec ces méthodes -nouvelles mais toujours bien ancrées dans ce que la recherche avait montré depuis longtemps- qui placent l’étudiant en acteur de son apprentissage.
Pour moi c’était une expérience en or car je n’aurais pas pu être à meilleure école. Comme je le dis souvent, je suis tombé dans la marmite des pédagogies actives dès mon plus jeune âge d’enseignant. Je n’ai en fait jamais enseigné autrement… Et cette expérience s’est ensuite transformée en une approche de dissémination de ces méthodes après un retour en Europe quelques années plus tard. C’était un peu la prise de conscience que « OK je peux enseigner à mes étudiants de manière plus efficace que dans un cours magistral classique, mais est-ce que je ne pourrais pas encore décupler cet effet en enseignant aux autres comment enseigner de cette manière ? ». Là je dois beaucoup à mes collègues de l’Université d’Aarhus au Danemark, à mes collègues de l’Université Nice Sophia Antipolis, de l’Université de Strasbourg, et de Turning Technologies, qui ont aidé à la diffusion de ces méthodes d’enseignement couplées entre autres à l’utilisation de boîtiers de vote dont on parle dans le livre. J’ai véritablement adoré le travail que nous avons fait ensemble de diffusion de ces méthodes pour moi apprises et mises en place avec l’équipe de Carl Wieman.
Dans la continuité de cette réflexion sur la meilleure manière de diffuser ces principes à une plus grande échelle encore, je suis arrivé il y a 2-3 ans à la conclusion que le mieux serait d’écrire un livre qui reprenne tout ça, parce qu’il n’en existait pas vraiment en langue française. J’en ai parlé à Laetitia Herrin chez Dunod-Armand Colin, que j’avais rencontrée grâce à Jean-Luc Souciet, professeur émérite de génétique, qui dirige le groupe de travail enseignement de la Société Française de Biochimie et de Biologie Moléculaire. De fil en aiguille l’idée est devenue un projet, et peu après une rencontre avec Jean-François à Nice on a commencé à travailler ensemble sur ce qui allait devenir ce livre (au tout début d’ailleurs avec notre ami Iannis Aliferis qui au final n’a hélas pas pu s’impliquer pour de nombreuses raisons). Je me suis beaucoup amusé de voir à la fin de la rédaction que finalement dans ce livre il y avait un peu de tout ce que j’avais pu récolter lors de mes treize années passées à explorer les méthodes d’enseignement, leur mise en pratique et leur transmission lors de formations. Comme une sorte de bilan, en fait… J’aime bien toujours ponctuer une implication ou un engagement quel qu’il soit par une forme écrite. Là ce qui collait c’était d’écrire ce livre. Et ma rencontre avec Jean-François fut capitale pour la réalisation de ce projet.
PR. En tout cas, ton livre est une franche réussite, et il est vrai qu’il en existait très peu en langue française. Clair et concis, il aborde un large panel de pratiques pédagogiques efficaces. J’aime bien l’expression « placer l’étudiant en acteur de son apprentissage » parce qu’il correspond parfaitement à la règle des trois engagements – engagement cognitif (penser), engagement comportemental (faire), engagement affectif (s’émouvoir) – qui marquent un apprentissage réussi. Apprendre, c’est vivre une expérience. Et comme chercheur confirmé, tu t’y connais en expériences ! Alors, justement, peux-tu nous dire en quoi la démarche de chercheur peut renseigner sur la manière d’enseigner et d’apprendre ? As-tu objectivement fait un parallèle entre la méthode scientifique et une méthode d’apprentissage ou d’enseignement, et que l’on retrouverait en filigrane dans le livre ?
Q.V. Je te remercie – bien content que tu trouves ce livre utile ! En ce qui concerne la démarche du chercheur c’est justement ce que des gens comme Carl Wieman et bien d’autres ont commencé à appeler « scientific teaching ». Ou comment enseigner les sciences à l’aide d’une pédagogie active, qui n’enseignerait pas seulement des connaissances scientifiques, mais également (et surtout) le processus lié à la démarche scientifique et donc les compétences associées. Ils ont d’ailleurs fait un immense travail de documentation, pour retrouver ou identifier les bonnes manières d’enseigner, pour ensuite les appliquer aux problématiques et aux générations actuelles, et de fil en aiguille développer de nouvelles approches ou de nouveaux outils. Ils ont en fait démocratisé les découvertes en sciences de l’éducation et en psychologie cognitive par exemple, qui parfois remontaient à bien longtemps, mais qui n’avaient jamais vraiment été mises en place à l’Université.
Mais en fait pour moi le parallèle dans les méthodes scientifiques et d’enseignement c’est au niveau de la rigueur. Il est normal de devoir passer du temps pour apprendre à enseigner, tout comme on en passe pour étudier et se former avant de devenir expert dans son domaine, scientifique ou autre d’ailleurs. Quelle que soit sa spécialité, on ne devient spécialiste qu’après s’être rigoureusement formé et informé. C’est donc au final une question de professionnalisme, et c’est effectivement un des filigranes du livre. C’est en particulier ce qui a motivé notre inclusion du dossier 5, qui vise la durabilité, le maintien dans la durée, et dans lequel certaines parties peuvent surprendre de prime abord !
P.R. Tu ne sais pas combien tu me fais plaisir en rappelant qu’il faut du temps et de la rigueur pour apprendre, et que devenir un expert, un spécialiste, prend encore davantage de temps et qu’il ne faut rien lâcher. K. Anders Ericsson, spécialiste de l’expertise, a conduit de nombreux travaux qui aboutissent à une sorte de règle : il faut 10 ans ou 10 000 heures de pratiques variées pour devenir un expert. Toi qui es brillant, peut-être un futur prix Nobel (sourire), peux-tu dire sans détour que ce qui prime, ce qui fait vraiment la différence, c’est le travail, la constance dans le travail, et non pas l’intelligence ? Es-tu d’accord avec cela ? Est-ce que les prix Nobel dont tu parlais et les nombreux scientifiques que tu côtoies mettent en avant la valeur travail ?
Q.V. Hou la, vaste question que l’importance de l’intelligence et du travail ! Qui s’éloigne un peu de la thématique du livre, non 😉 ?… Mais pour te proposer mon avis sur cette question —et qui n’est bien hélas qu’un avis, n’ayant pas d’expertise en psychologie ou en comportement— je pense qu’il n’y a pas de frontière (c’est le point de vue du biologiste !), ou plutôt qu’une dissociation de l’intelligence et du travail me semble artificielle. Nous sommes un tout. Donc quelqu’un d’intelligent va saisir l’importance du travail, et quelqu’un qui travaille a forcément une certaine intelligence. Un Prix Nobel est quelqu’un d’intelligent et qui travaille sur ce qui le passionne. Il y a chez eux une détermination naturelle, une forte conviction, un certain recul, et une vision d’ensemble. Peut-être que le travail est ce qui permet d’aller plus loin, et donc d’exprimer et de développer son intelligence ?
P.R. J’ai une dernière question avant de clore cet échange, nous aurons je l’espère l’occasion d’aborder d’autres sujets dans l’avenir. Tu parlais de pédagogie active, le sujet de ton livre. J’ai lu de nombreuses publications de Michelene Chi et collègues dans ce domaine, et il me semble qu’il réside chez de nombreux enseignants et formateurs une confusion entre activité et pédagogie active. Peux-tu distinguer les deux, je crois que c’est essentiel, et nous dire en quoi ton livre qui aborde les pédagogies actives ne doit pas se confondre à l’exercice d’une action ?
Q.V. Ah oui Michelene Chi est à l’origine de ce concept de ICAP en anglais, auquel on fait référence dans le livre (outil 4). En fait la différence entre activité et pédagogie active c’est qu’il ne suffit pas d’être actif pour apprendre. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’on introduit des activités en cours que les étudiants vont nécessairement apprendre mieux. C’est particulièrement visible dans les travaux pratiques classiques. L’intention de faire manipuler les étudiants est louable, mais elle se borne le plus souvent à suivre un protocole établi, un peu comme une recette de cuisine. Or il est clair que c’est une approche qui n’engage pas l’étudiant à se poser des questions sur les principes et les fondements sous-jacents à ces protocoles. Il essaye juste de suivre la recette, et même s’il arrive au bout du TP, il n’est pas clair que c’est parce qu’il a compris pourquoi il a fait ce qu’il a fait…
Donc les travaux de gens comme Michelene Chi sont super importants parce qu’ils forcent à questionner sa pratique pédagogique, tout en donnant un cadre pour bien évaluer la pertinence de la pédagogie à impliquer les étudiants dans leur processus d’apprentissage, selon une progression logique. Les étudiants sont-ils en train de simplement recopier une équation ou bien d’argumenter avec un collègue sur la pertinence de tel ou tel autre paramètre au sein de cette même équation ? Dans les deux cas ils sont actifs, mais évidemment recopier ne veut pas dire qu’ils comprennent ce qu’ils recopient, alors que pour argumenter il doit au préalable y avoir eu un certain degré d’intégration des concepts. Et forcément, on passe par une étape de recopiage ou de mémorisation par exemple, avant de pouvoir, plus tard, argumenter, évaluer, créer, etc. Donc ce sont des étapes à expliciter et à coordonner.
Pour éviter ou plutôt limiter le risque de confusion entre activité et pédagogie active dont tu parles, notre livre présente un tout. On peut décider pour commencer à rendre son cours plus actif de s’attaquer à améliorer la résolution de problèmes (outil 25) ou à proposer de meilleurs forums en ligne (outil 30). Aucun problème avec ça, au contraire, c’est même plutôt comme ça qu’on conseille de procéder. Parce que cette décision est motivée par un besoin. Mais rapidement, l’apport d’activité va augmenter également l’interactivité. On peut être amené à se dire « tiens, j’aimerais bien que le travail de groupe soit plus efficace » ou alors « comment bien guider mes étudiants dans leur raisonnement ? ». Donc on se plonge dans les outils 15 et 24, et petit-à-petit on se prend à lire d’autres outils sur l’interactivité et le tout dont je parlais se met en place. Il y a évidemment toujours un risque qu’une activité soit mise en place sans une composante-clé pour stimuler l’apprentissage, mais que Jean-François et moi nous sommes efforcés de limiter en proposant ce découpage en dossiers et en outils, tout en soulignant dans les introductions des dossiers les principes fondamentaux sous-jacents ainsi que le fil directeur entre tous les dossiers et leurs outils.
P.R. Je te remercie infiniment pour ton temps précieux mon cher Quentin. J’espère que ton intervention aura donné l’envie aux lecteurs de se procurer ce livre qui, encore une fois, est une franche réussite. Il propose des outils pratiques résolument indispensables aux formateurs et enseignants, et pas seulement pour le Supérieur !
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