Discipline universitaire, fille des sciences cognitives, les Critical Thinking Skills (ou compétences d’analyse critique) ont été évaluées scientifiquement et leur efficacité reconnue, pourtant elles ont aussi leurs limites…que l’on peut repousser.
Rappel : de la difficulté d’évaluer
Les évaluations qui rendent compte objectivement de la réalité d’une situation sont très rares ; elles laissent très souvent de nombreuses incertitudes. Cela est vrai de l’évaluation scolaire, de l’évaluation de l’intelligence ou de la personnalité, de l’évaluation de la performance d’un acteur économique, et même de l’évaluation de l’efficacité d’un médicament. Pourtant, il existe peu de secteur aussi évalué que la pharmacologie, ce qui n’empêche pas nombre de médicaments d’être retirés du marché chaque année en raison d’effets indésirables non détectés alors qu’ils avaient obtenu une autorisation en bonne et due forme, après avoir passé les longues, complexes et rigoureuses étapes d’homologation, sans compter toutes les années d’expérimentation en laboratoire.
Pour ce qui est de l’évaluation des Critical Thinking Skills, la première difficulté réside dans leur définition qui ne fait pas consensus, il faut souligner qu’elles rassemblent différents aspects de la cognition. Qu’est-ce qui doit être évalué ? Avec quels instruments ? Quelle méthodologie ? Dans quel but ? L’échantillon évalué est-il suffisamment large, randomisé ? Les évaluations ont-elles été reproduites à l’identique par d’autres équipes de chercheurs ? Ont-elles donné des résultats identiques ? Autant dire que les réponses à ces questions ne sont pas toujours convaincantes.
Par conséquent, et pour être très clair et synthétique, il existe assez peu d’évaluation sur l’efficacité des Critical Thinking Skills, certaines n’ont pas été effectuées selon des critères scientifiques rigoureux et ne sont pas valides, d’autres n’ont pas constaté leur efficacité, d’autres encore ont constaté leur efficacité.
Et pour être encore plus clair, et quelque peu amusé, je répéterai ce que j’ai déjà énoncé ailleurs au sujet des évaluations :
– le processus évaluatif ne peut évaluer que des phénomènes évaluables alors qu’il existe quantité de phénomènes non évaluables et qui pourtant se manifestent. On ne dispose tout simplement ni des outils, ni de la connaissance suffisants pour les observer et en rendre compte, ni du contexte optimal pour que ce phénomène se manifeste dans des conditions parfaitement observables.
– l’évaluation est souvent indirecte, comme on ne peut voir un objet physique qu’indirectement, grâce à la lumière, comme le fMRI ne rend compte qu’indirectement de l’activité cérébrale, comme les exoplanètes ne sont observées qu’indirectement, et tout cela entraîne de sérieuses difficultés d’interprétation.
– La relation entre ce qui est évalué (l’objet) et l’évaluateur (le sujet) n’est pas neutre ; non seulement le second influence le premier, mais il est toujours dans l’interprétation, pas dans la traduction de la réalité.
– Toute évaluation évalue avant tout la capacité à réussir cette évaluation, sans préjuger du transfert de la compétence évaluée à d’autres activités, y compris de même nature mais sous une forme différente. Ainsi un élève (ou étudiant) ayant obtenu de bonnes notes à ses examens de mathématiques peut très bien se trouver incapable de résoudre un problème concret qui ne demande pourtant aucune autre connaissance que ce qu’il a appris sur les bancs de l’école ou de l’Université, ce qui a été vérifié à de multiples reprises.
Des évaluations globalement positives
On est en droit de croire que chaque étudiant qui fréquente une Université apprend intrinsèquement la logique et les autres composantes des Critical Thinking Skills à travers les différentes formations proposées. Pourtant il n’en n’est rien, et même après 4 ans d’études supérieures. (1)
(1) Collectif : Assessing Media Education : A resource handbook for Educators and Administrators, edition William G. Christ, 2013
Dans leur livre (2) qui s’appuie sur une étude basée sur un échantillon de 2322 étudiants américains issus de 24 Universités américaines (un panel représentatif a été choisi) suivis pendant leurs 4 premières années d’études supérieures, Richard Arum et Josipa Roksa se veulent plus alarmistes. A la question : « qu’apprend-on à l’Université ? », la réponse des deux chercheurs en sociologie est: « rien ». En effet, 45 % des étudiants testés par un test standardisé n’ont pas montré de progrès en raisonnement ou compétence d’écriture, pourtant essentielles à la vie quotidienne. Après 4 années d’études supérieures, ils étaient 36 % à ne pas avoir gagné en Critical Thinking Skills.
(2) Richard Arum et Josipa Roksa : Academically Adrift: Limited Learning on College Campuses, University Chicago Press, 2011
D’ailleurs, McKinnon (1976) avait en son temps proposé et administré un test à des étudiants d’Université dans 7 institutions pour mesurer s’ils étaient parvenus à la pensée formelle, c’est à dire au dernier stade de l’évolution piagétienne, dont on a besoin pour conduire un raisonnement scientifique complexe. Ses conclusions sont sans appel : environ 50 % d’entre eux n’opérait pas à ce niveau. (3)
(3) Diane F. Halpern : Enhancing Thinking Skills in the Sciences and Mathematics – éditions Diane F. Halpern, 1992
Pourtant les problèmes posés ne présentaient pas de grande difficulté, ils étaient à l’image des suivants (2):
« 1. Un chercheur est intéressé à trouver comment le poids, l’exercice physique et l’hérédité affectent la pression sanguine. Comment peut-il s’y prendre pour déterminer l’influence de ces variables ?
2. En laboratoire, il faut mélanger des produits chimiques sans couleur jusqu’à obtenir une couleur jaune. Si on vous donne 4 récipients de produits chimiques et un liquide activateur (dont on a besoin pour obtenir la couleur jaune) comment vous y prendriez-vous pour trouver quelle combinaison donnera la solution jaune.
3. Votre ombre a 10 pieds de long. L’ombre d’un poteau voisin est de 25 pieds. Quelle est la hauteur du poteau ?
4. Nombre de personnes qui prennent de l’héroïne admettent avoir commencé par de la marijuana lorsqu’ils étaient adolescents. Peut-on conclure que fumer de la marijuana conduit les personnes à consommer ensuite de l’héroïne ?»
Diane F. Halpern (3) commente « L’ensemble de ces tâches demande à développer une approche organisée des problèmes, à générer des hypothèses et faire les tests appropriés. Dans la 1ère question, on demande l’isolement et le contrôle des variables, dans la seconde, une combinaison systématique des produits chimiques avec le liquide activateur, dans la troisième, l’habileté à raisonner avec des proportions, dans la dernière, à distinguer la cause de la corrélation. »
Pour conduire les étudiants en sciences à atteindre le niveau de la pensée formelle piagétienne, par conséquent à améliorer leurs compétences en mathématiques et en sciences, de nombreuses équipes de recherche ont créé des programmes de Critical Thinking Skills. Ainsi les étudiants (groupe expérimental) qui avaient suivi les cours de McKinnon ont-ils obtenu de meilleurs résultats que le groupe de contrôle, qui n’avait pas suivi ses cours. (3)
Susan T. Fiske et Shelley E.Taylor affirment dans leur livre (4): « Confier la résolution de problèmes à des ordinateurs n’est pas toujours très réaliste. Une deuxième manière potentielle d’améliorer de façon générale le processus inférentiel passe par l’éducation, par l’enseignement du raisonnement dans le cadre de programme formalisés ». Autrement dit, l’enseignement des Critical Thinking Skills. Ces auteurs relatent une étude de Fong, Krantz, & Nisbett (1986) qui constituèrent 4 groupes pour évaluer le raisonnement statistique sur la loi des grands nombres, à partir de problèmes concrets. Le groupe 3 qui reçut une formation théorique et pratique (par induction guidée) fit montre de la plus grande performance, mais il s’est aussi amélioré dans d’autres domaines qui n’étaient pas relatifs à la formation reçue. Autrement dit, on a observé un transfert de compétences.
(4) Susan T. Fiske,Shelley E.Taylor: Cognition sociale: Des neurones à la culture – Mardaga, 2011
Je serai bien incapable de faire une méta-analyse de l’ensemble des évaluations portées sur les Critical Thinking Skills, mais vous invite à lire un autre ouvrage (5) de Diane F. Halpern qui fait un inventaire de quelques évaluations.
(5) Diane F. Halpern : Thought and Knowledge: An Introduction to Critical Thinking – Routledge, 4è édition, 2002
Si l’on se réfère à un certain nombre d’études sur les Critical Thinking Skills – mais je rappelle la prudence à observer dans le domaine des études scientifiques – on peut retenir les éléments suivants :
– le fait de fréquenter une Université est loin de suffire à raisonner correctement, à distinguer un fait d’une opinion, à évaluer une situation (etc.) ;
– il existe un besoin de former élèves, étudiants et adultes aux Critical Thinking Skills ;
– les Critical Thinking Skills deviennent une discipline fondamentale ;
– l’enseignement formel aux Critical Thinking Skills entraîne une amélioration de certaines compétences cognitives ;
– on observe un transfert des compétences acquises grâce aux Critical Thinking Skills, c’est à dire que ce que l’on a appris grâce aux cours permet de s’améliorer dans d’autres domaines.
Des limites évidentes, que l’on peut repousser
A la lumière de ces quelques lignes, on pourrait croire que les Critical Thinking Skills constituent la discipline ultime qu’il faut maîtriser afin d’être d’une logique implacable et résoudre tous les problèmes que l’on peut rencontrer dans sa vie professionnelle et personnelle.
Naturellement, il n’en n’est rien, n’est pas Einstein qui veut, et les observations suivantes s’appliquent à l’apprentissage de toute discipline, il convient de les rappeler :
– Il existe des différences individuelles ; on ne progresse pas de la même façon ni à la même vitesse, et on rencontre ses propres limites cognitives ;
– Il faut vaincre ses propres résistances au changement, et c’est une donnée capitale pour apprendre ;
– Il faut être sérieux, appliqué, travailleur, investir du temps. Le travail est la seule « solution miracle » ;
– Il ne faut pas aborder cette discipline n’importe comment ;
– Il faut maîtriser le langage (vocabulaire, syntaxe) ;
– Il est préférable d’avoir une bonne culture générale ;
– Il faut savoir personnaliser l’enseignement reçu, prendre de la distance ;
– Il faut apprendre des disciplines connexes.
En prenant en compte ces limites (non exhaustives), on peut aisément les repousser, et alors les Critical Thinking Skills pourront révéler leur pleine puissance. Encore faut-il trouver une bonne formation.