Apprendre, c’est déformer la forme

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La formation enferme dans la forme, et l’enseignement dans le signe. L’enseignant ou le formateur ne peuvent qu’organiser la transmission d’informations par le biais d’une pédagogie horizontale ou verticale, alors que la connaissance résulte d’un processus cognitif purement intime, relatif à chaque apprenant, qui consiste à déformer les informations. Au final, l’immense majorité des apprenants demeure prisonnière de la forme, prisonnière de deux propriétés essentielles du cerveau qui à la fois favorisent et freinent nos apprentissages : la détection des formes (patterns, modèles) et le cloisonnement (ne pas faire de liens).

 

Une expérience pour commencer

бanque

aбeille

бergement

бouteille

 

gare

arbre

бarбapapa

 

postérieur – térieur

magie – magicieн

gymнastique

mais

sec – нumide

 

кoala

кataнa

der soaкord

rembourser uн кrédit

Ds la basse-cour, faire soн кoк

 

банк

 

Pour kcont ces cerpents kcifflent cur nos têtes ?

appuyer sur la pédale d’aксéléreur

cette бaнан est eксelleнтe mais je préfère l’анaнaс

 

кто он ? он сacha

кто он ? он PaсKal

кто он ? он idriс

кто онa ? онa ymiнa

кто онa ? онa Veсa

кто онa ? онa Véra бrejнeva

 

AloKe je m’apprêтэ à eнтrer daн la бaнк pour y acheтer uн Яourт, je croasэ ma кollэgue Ясmiнa, Ki me demda d uн aKceнт Бavaroa « willст du eтw тriнкeн ? ». Я, lui répdi-je le plu сimplemeнт du mde. Uн нeт orэ éтé diсkourтoaer, Ich würde Яourт кaufeн.

 

Vou нkoннэсez pa Яcmiнa ? Lэсez-moi vou la prézeнтer. C’э uнe délicieuze perсoннe, сiнgulière que l’ach d’uн Яourт daн uнбaнk.

 

Ясmiнa eнсeigнe le ruс à l’Uнiverсiтé. Eн réaliтé, elle aurэ pu eнсeigнer н’imporтl diсipliнe, parckэlle сэ kтouт eст lié, rieн нэт izolé. Нoтre cervo déтee lэ стruure eт kloazoннe, cki a dэ avaнтage mэ i dэ iнkoннieнт.

 

 

Comment jugez-vous cette expérience ?

Plaisante ?

Facile ?

Etonnante ?

Novatrice ?

Avez-vous envie de continuer ? Avez-vous envie d’apprendre le russe ?

Avez-vous eu le sentiment d’apprendre rapidement ?

La fluidité est-elle venue à mesure que vous avanciez dans la lecture ?

Cela vous a-t-il donné confiance en vos capacités d’apprendre ?

Avez-vous eu le sentiment d’apprendre implicitement, sans vous en rendre compte ?

 

 

Qu’avez-vous appris en 1,2,3 minutes, seul, par l’écrit et sans support oral, alors que vous formez un public divers ?

  • ·      A lire les lettres cyrilliques : б a o н к с э Я z т.
  • ·      Sur ces 10 lettres, 2 ont une structure (ici, le signifiant) qui vous est inconnue : б et Я.
  • ·      8 ont un signifiant (ici, la structure) familier.
  • ·      Sur ces 8 structures familières, 5 se prononcent (leur signifié) comme en français (a o k z T). Quoi qu’en réalité, le o russe peut se lire a ou o en français. Mais c’est une autre histoire, on n’est pas là pour faire du russe.
  • ·      1 structure a un signifié différent en français : н qui nécessite d’inhiber le signifié français.
  • ·      Une structure a 2 signifiés français c qui peut se lire c et S en français.
  • ·      кто он ? = qui est-il ? (certains d’entre vous ont fait le lien, d’autres ont appris implicitement et n’en auront conscience que plus tard)
  • ·      кто онa ? = qui est-elle ? (certains d’entre vous ont fait le lien, d’autres ont appris implicitement et n’en auront conscience que plus tard)
  • ·      банк = banque (cela apparaît plus tard dans ma méthode de langues)

 

Avez-vous remarqué, que pour acquérir la compétence de lecture ?

  • ·      Aucun objectif d’apprentissage (« à la fin de la formation… ») n’a été énoncé
  • ·      Aucun plan n’a été annoncé
  • ·      Aucune consigne n’a été donnée
  • ·      Vous êtes directement en activité
  • ·      Les activités sont variées, it rocks !
  • ·      Il n’y a pas de répétition à l’identique
  • ·      vous ne pouvez pas anticiper, vous ne pouvez pas détecter un algorithme qui va guider votre attention sur cet algorithme, non sur ce qu’il faut apprendre
  • ·      tout est toujours nouveau
  • ·      Vous réinvestissez immédiatement ce que vous venez d’apprendre
  • ·      Le contexte est authentique (même si on n’achète pas de yaourt dans une banque ?). J’ai aussi pris un peu de liberté avec l’allemand: on ne dit pas yaourt.

Est-ce que ça a fonctionné pour vous ? Est-ce qu’on a pu casser les codes, la forme ?

Proposez cette expérience à toute personne qui a 10 ans d’expérience en français ou dont la langue française est suffisamment stable.

Là où vous voyez une langue, je vois un phénotype étendu au sens de Richard Dawkins.

Ce qui fonctionne pour l’apprentissage de l’alphabet cyrillique (le code) fonctionne pour tous les apprentissages avec quelques adaptations. Il ne faut pas oublier que chacun de nous est un code qui à la base tient sur un CD-Rom.

La majorité de ce que vous savez vient de l’apprentissage informel. Vous détectez des structures, et quand vous êtes face à une régularité statistique, vous en tirez une règle. Vous êtes à Strasbourg, vous voyez beaucoup de maisons à colombage (régularité), vous inférez consciemment ou non, que les maisons à colombage viennent de Strasbourg (règle). Puis vous allez à Tours, vous voyez des maisons à colombage. Votre règle ne tient plus, il en faut une autre.

 

Avertissement

Le texte en cyrillique et écriture latine a été écrit exclusivement pour cet article. Mais le principe est extrait de ma méthode d’apprentissage des langues qui permet d’apprendre rapidement et facilement, comme ont pu le tester nombre d’élèves, étudiants et stagiaires. Pour autant, dans ma méthode, l’alphabet cyrillique ne s’acquiert pas que de cette manière, les apprenants écrivent en même temps qu’ils lisent.

Ici, mon objectif n’est pas d’enseigner le russe, mais de donner quelques éléments (loin d’être exhaustifs) pour démontrer que :

  • ·      Pour apprendre, il faut déformer
  • ·      On peut enseigner/former différemment, il faut se libérer des carcans
  • ·      La plupart des apprenants sont informés, or l’information et la connaissance ne sont en rien synonymes.

 

Quels sont les fondements scientifiques de cette séquence ?

« Ce qui se conçoit clairement s’énonce clairement » avait écrit Boileau. Mais derrière l’apparente simplicité se cachent de nombreux concepts qui n’auront pas échappé aux experts en pédagogie et sciences cognitives, je n’ai fait qu’appliquer et tester ce qui a été découvert par nombre de brillants chercheurs auxquels je rends un hommage appuyé :

  • ·      L’apprentissage bayésien
  • ·      L’inhibition
  • ·      La charge cognitive, les liens entre la mémoire de travail et les mémoires à long terme
  • ·      Le chunking (cela rejoint ce qui a été énoncé plus haut, en détaillant)
  • ·      L’économie comportementale
  • ·      Les 3 réseaux de l’UDL (réseau de reconnaissance, réseau stratégique, réseau affectif)
  • ·      Les propriétés top-down et bottom-up de la perception
  • ·      Le storytelling
  • ·      Etc.

 

Que font les apprenants quand ils apprennent ?

Les apprenants essaient de mémoriser la forme afin de l’imiter pour l’appliquer. Mais le contexte de formation est restreint (comme pour les expériences en laboratoire), contrôlé. Alors l’apprenant croit qu’il peut appliquer (traduire comme une langue) tout ce qu’il a appris dans son environnement naturel, qui est bien plus riche et pas autant contrôlé que l’environnement de la formation. A un moment, il se trouve en échec parce qu’il doit s’adapter, être flexible.

Que se passe-t-il dans la tête d’un apprenant qui apprend à lire avec les process que l’on utilise (on utilise à peu près les mêmes process pour apprendre toutes les disciplines et toutes les compétences) ? Il apprend que le n en français est égal au н en russe, parce qu’on lui a donné la consigne (donc la forme). Donc, à chaque fois qu’il lit н en russe, il le traduit en français. Son attention et sa mémoire de travail sont guidées vers cet objectif, ce qui crée une charge cognitive qui l’empêche de voir le tout (le mot en entier, pas seulement la lettre), et rend les apprentissages plus difficiles. Il voit la branche quand on lui montre l’arbre.

L’apprenant détecte la forme parce que c’est ce qui a permis à nos lointains ancêtres de prendre des décisions rapidement et survivre (détecter les dangers et les opportunités). Un plan est une forme. Une formule est une forme. Les scripts et schémas comportementaux (SBAM- Sourire, Bonjour, Au revoir, Merci; un geste technique) sont des formes. Les objectifs d’apprentissage sont des formes. Une consigne est une forme qui délimite le champ de l’expérience, de l’exercice et qui est souvent peu claire, et explique pourquoi des apprenants pensent juste mais ne performent pas correctement. Après avoir détecté la forme, l’apprenant cherche à la conserver (mémoriser) pour un emploi futur. En cherchant à conserver la forme pour un emploi futur, il cloisonne. Il n’établit pas naturellement de liens entre les formes, les structures, les modèles, les patterns (voir Gick et Holyoak par exemple, parmi des dizaines de références que j’exposerai peut-être ultérieurement) . Les apprenants brillants sont ceux qui déforment et qui effectuent dès le départ des liens. Ils ne cherchent pas à conserver la forme, ils la contestent, la critiquent, la réorganisent. Bref, ils décloisonnent.

 

Je vais m’arrêter ici pour vous laisser le temps d’appliquer le principe de la classe inversée :

  • ·      Regarder le documentaire « History of the World in two Hours » (disponible sur youtube, même en français) et comprendre que tout est lié, rien n’est isolé, penser aux implications sur les apprentissages, penser en quoi ce documentaire peut aider à concrétiser le fait qu’on apprenne le nouveau sur la base de l’ancien, et transformer cette information en connaissance. Si vous êtes prof, ce peut être une bonne idée de regarder ce documentaire avec vos élèves en AP et par exemple réfléchir à la nécessité de consolider les prérequis pour apprendre. Si vous avez des enfants, ce documentaire peut avec votre aide, leur permettre de comprendre que tout est lié, rien n’est isolé, que la division du savoir en disciplines est formelle et qu’il ne faut négliger aucune matière.
  • ·      Regarder le TED de Daniel Wolpert pour comprendre que l’apprenant ne veut pas apprendre, mais « produire des mouvements adaptables et complexes »
  • ·      Consulter le Dreyfus Model of Skill Acquisition de Stuart et Hubert Dreyfus, et plus particulièrement la position du novice qui ne veut pas apprendre, mais cherche une méthode applicable en toutes circonstances, ce qui le conduira à acquérir une compétence qui l’enfermera dans des limites que l’on ne peut dépasser que par la connaissance.
  • ·      Établir des liens entre les 3 documents susmentionnés, et des liens avec les formes (modèles, patterns) dans votre environnement (architecture, algorithmes, méthodes, process, scripts et schémas comportementaux, etc.), et vous interroger sur la forme de vos informations, de vos représentations. Puis tenter de déformer tout cela. Puis observer si cela produit des changements.
  • ·      Consulter l’article que j’ai écrit pour l’entreprise de formation XOS Learning où j’expose la grounded cognition et l’embodied cognition, et établir le lien avec le TED de Daniel Wolpert
  • ·      Télécharger gratuitement le livre blanc sur les émotions dans l’apprentissage que j’ai écrit pour XOS Learning, et vous demander en quoi les émotions sont une connaissance, en quoi les émotions peuvent modifier vos connaissances, comme par exemple vous percevez différemment la forme d’un visage en fonction de vos émotions (par exemple, « j’aime, la forme est belle ; je n’aime pas ou aime moins, la même forme est moins belle »). XOS est une entreprise sérieuse et leur équipe est géniale, et même s’il faut laisser son adresse e-mail, vous ne serez pas embêtés, vous aurez juste des newsletters. Vous pouvez aussi laisser une adresse e-mail secondaire si vous le souhaitez.
  • ·      Consulter deux articles que j’ai écrits et faire le lien avec le reste https://3783-42515808c115.wptiger.fr/pedagogie-apprendre-former/apprendre-informer-connaitre-savoir.html et https://3783-42515808c115.wptiger.fr/pedagogie-apprendre-former/la-conception-un-obstacle-a-apprentissage.html
  • ·      Se renseigner sur la synesthésie (en sciences cognitives, pas en littérature) et penser en quoi le synesthète déforme les formes au moment de leur perception, ce qui le conduit à être créatif. Et faire le lien avec ce qui précède.

 

Enfin, faire des liens entre tout ce qui a été énoncé plus haut, et le texte suivant, que j’ai traduit de Kozbelt, Beghetto et Runco, des spécialistes universitaires en créativité, et se demander en quoi la créativité nécessite de déformer la forme :

 

« L’étude scientifique de la créativité devrait investiguer différents types d’épisodes afin de voir ce qu’il y a de commun entre eux. Un scientifique devrait fuir une explication qui a en apparence la forme d’une explication mais ne fait qu’interpréter une inconnue en terme d’une autre. Un scientifique recueillera toutes sortes de preuves informatives, y compris l’introspection. Un scientifique doit être résolument critique, cherchant les raisons de ne pas croire les hypothèses, sans doute spécialement les siennes et qui sont plutôt brillantes. »

 

Et on avancera ensuite sur le fait qu’un apprenant ne peut apprendre (donc transformer l’information en connaissance) que s’il déforme les informations qu’on lui a transmises, que cette déformation n’est rien d’autre qu’un acte créatif. Conservez donc le texte écrit avec l’alphabet latin et cyrillique, il nous servira.

 

Bon courage, il y a du travail !

 

Note: vous pouvez reprendre cet article n’importe où à condition que vous ne le modifiez pas, que vous établissiez un lien vers neuropedagogie.com et que vous citiez son auteur.

6 réponses

  1. C’est très intéressant mais la langue est complexe car ,contrairement aux langues françaises , anglaises les lettres sont plus compliquées à comprendre , à déchiffrer.

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