Combien de temps faut-il pour apprendre une langue ?

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Patsy Lightbown, professeure au département d’Education de l’Université Concordia à Montréal, estime qu’un enfant de 6 ans a passé entre 12 000 et 15 000 heures à apprendre sa langue natale. Combien de temps faut-il alors investir pour apprendre une langue étrangère ? C’est ce que nous allons explorer.

Dans un article de référence repris par de nombreux ouvrages sur l’acquisition de la langue seconde, Patsy Lightbown énonce (1) que « la tâche de l’apprenant est énorme parce que le langage est extrêmement complexe. Et ni un linguiste, ni un professeur, ni un auteur de manuel ne peut pré-digérer la tâche pour la rendre plus simple ».

(1) Lightbown, P. M. (1985). Great expectations: Second language acquisition research and classroom teaching. Applied Linguistics, 6, 173-189.

Par conséquent, en matière d’apprentissage des langues étrangères, les réponses aux bonnes questions sont personnelles :

 

• Quel est mon niveau dans ma langue natale ?

En effet, sur le plan neurologique, la langue étrangère est une extension de la langue natale. Ce sont les mêmes zones du cerveau qui sont concernées (2). On observe cependant des différences selon que la langue étrangère a été acquise précocément ou tardivement.

(2) Collectif : exploration in learning in the brain, 2009

Sur le plan psychologique, l’expertise dans une tâche diminue la charge cognitive nécessaire à l’apprentissage d’une tâche nouvelle connexe. La mémoire à court terme et la mémoire de travail (deux mémoires temporaires fondamentales aux apprentissages) se trouvent ainsi épargnées puisqu’elles reposent sur le contenu des mémoires à long terme. Plus clairement, lorsqu’on connaît déjà un domaine, il est plus aisé d’apprendre dans un domaine apparenté. Or les langues (il en existe environ 10 000, sans compter l’elfique et le vulcain) sont le fruit de l’Histoire; elles ont des racines et forment des familles.

Sur le plan pédagogique, il faut toujours partir de ce que connaîtl’apprenant. L’enseignement par analogies est particulièrement efficace pour expliquer et expliciter. On peut donc conclure sans trop se tromper que l’expertise dans la maîtrise de sa langue natale conditionnera le temps nécessaire à l’acquisition d’une langue étrangère.

 

 

• Est-ce que je connais d’autres langues étrangères ? En cas de réponse affirmative, quel est mon niveau dans chacune d’elles ?

Effectivement, pour l’ensemble des raisons évoquées plus haut, la maîtrise d’autres langues étrangères favorise grandement la maîtrise d’une nouvelle langue. J’ajouterai qu’à force d’apprendre, on apprend implicitement à savoir apprendre ; on devient donc expert en apprentissage, ce qu’atteste la Defense Language Institute (DLI), l’école de langues du Département américain de la Défense. Leurs étudiants (des militaires et du personnel diplomatique) connaissent déjà 2 ou 3 langues en moyenne avant d’y prendre des cours. Naturellement, si les langues sont proches (l’anglais et le français ; l’espagnol, le français, le portugais, le roumain et l’italien ; l’anglais, l’allemand, le néerlandais et le suédois…), elles seront d’autant plus faciles à apprendre. Mais même si les langues sont éloignées (le français, le hongrois et le coréen par exemple), le fait de connaître une langue étrangère est un atout capital dans le sens où la nouveauté va stimuler l’attention, l’une des composantes principales des fonctions cognitives supérieures. On est en effet particulièrement attentif à ce qui est nouveau, étrange, ce qui représente un danger ou nous fait plaisir.

Les polyglottes affirment que ce sont les 5 ou 6 premières langues les plus longues à apprendre, mais ce sont des témoignages, pas des études scientifiques.

Peut-on se tromper dans l’emploi du vocabulaire si on parle beaucoup de langues, par exemple entre church (anglais) et kirchen (allemand), ou entre église (français), iglesia (espagnol) et chiesa (italien) ? Si on ne pratique pas régulièrement ces langues, et si elles ont été mal apprises, la réponse est affirmative. Dans le cas contraire, la situation ne se produira pas plus fréquemment que si un Allemand mélangeait kirchen et kirche ; ou un Français qui mélangerait kirche (allemand) et kirsch (alcool de cerise). D’ailleurs, les puristes affirmeront que le kirsch ne se mélange pas !

 

 

• A quel niveau de langue je veux parvenir ?

La performance se conçoit dans la fixation d’objectifs clairs et réalistes. Sénèque disait en effet qu’un navire qui ne sait pas vers quel port aller reste en mer.

Pour se repérer, il existe différentes échelles – elles sont discutables et discutées. Je vous en présente deux :

– Une échelle européenne : L’échelle du cadre européen commun de référence pour les langues

– Une échelle américaine : L’interagency language roundtable scale

 

Selon Eric Lenneberg, une fois passée la puberté, il faut abandonner l’idée de parler une langue étrangère avec l’accent d’un natif si l’on a baigné exclusivement dans les phonèmes de sa langue natale alors que ceux-ci sont éloignés de la langue à acquérir : c’est l’élagage synaptique, soit la perte de synapses inutilisées. D’ailleurs c’est vers ses 10 mois qu’un bébé perd la faculté de distinguer les sons qui n’appartiennent pas au répertoire de sa langue natale. Naturellement, il existe des variations interpersonnelles, et un entraînement intensif peut venir corriger cet effet biologique, comme en attestent des récentes études scientifiques. Seulement, l’investissement temporel dans l’acquisition d’un accent parfait est-il judicieux ? Il suffit de se promener à Londres pour constater que tous les accents se rencontrent.

Il est également indispensable de préciser qu’une langue vivante est…vivante ! Cela signifie que pour apprendre et pratiquer une langue étrangère, il faut se rendre dans les pays où on la pratique nativement, sous réserve de s’exprimer comme un livre d’il y a 40 ans. On peut donc reprocher aux professeurs de langues exerçant en établissement scolaire d’enseigner une langue « archaïque » d’où sont exclus les nombreux « colloquials » et autres expressions idiomatiques. Un reproche qui n’a pas lieu d’être parce que lesdits enseignants suivent un programme qui leur est imposé, avec des outils qui leur sont conseillés, dans un contexte extrêmement difficile, à savoir une classe de 25 à 40 élèves dont peu sont motivés.

 

 

• Quel est mon degré de motivation ?

La motivation étant un motif pour bouger, en réponse à un besoin ou un désir ; ce motif doit être alimenté par une énergie en vue d’atteindre une direction par l’action. Une fois le port de Sénèque défini, on se fixe plusieurs caps (nez, pic ou péninsule pour les amateurs de Cyrano): hypothèse faible, moyenne ou haute. Par exemple : je me donne 6 mois, un an ou deux pour atteindre un niveau A2 en wookie ou en serbo-croate. Ainsi il y a toutes les chances que l’hypothèse moyenne soit réalisée ; on ne se démotive pas si l’hypothèse haute n’est pas atteinte.

Lorsqu’on s’engage objectivement dans une activité nouvelle de son propre chef, la motivation initiale est forte parce que la nouveauté capte l’attention or l’attention captée abolit le temps. Exactement comme le fait d’être devant son écran d’ordinateur ou absorbé par sa thèse sur les exoplanètes. Egalement, on se projette dans un futur idéalisé alors que l’énergie n’a pas encore été consommée. Vient ensuite l’habituation, un concept en psychologie qui signifie que plus on s’habitue à un stimulus, moins on y prête attention. Cela se traduit concrètement par une diminution graduelle de l’envie de continuer à apprendre ; une diminution d’autant plus forte que la tâche est d’autant plus dure, c’est-à-dire énergivore. Qui ne s’est pas inscrit à un MOOC pour arrêter au bout de deux semaines ou n’a pas acheté un Assimil pour le remiser au placard arrivé à la 20è leçon lève le doigt. Si on évite de se projeter dans un futur idéalisé, si on prend en compte que la démarche d’apprentissage sera longue et parfois pénible (parce que certaines étapes seront difficiles ou peu intéressantes), la sensibilisation (autre terme de psychologie, et qui traduit l’attention portée à un stimulus) qui entraîne l’excitation aura moins de chance d’entraîner une déception, la déception étant l’extinction de la motivation.

On pourra aussi appliquer les quelques conseils suivants pour entretenir la motivation :

– Apprendre en groupe (des groupes à effectifs réduits), et de préférence avec un professeur.

– Utiliser aussitôt ce qu’on a appris : parler avec un Etranger, rédiger des textes, voir des films, documentaires et séries en VO, etc.

– Se donner une récompense modeste et symbolique pour chaque étape accomplie.

– Lire des livres sur la culture des pays dont on apprend la langue.

– Changer fréquemment d’activité.

– Inventer des exercices et activités.

Lorsque son projet d’apprentissage est initié par une force externe, ce qui est le cas en formation initiale ou continue, une récompense externe (le diplôme, le certificat, la qualification, l’emploi…) vient alimenter la motivation…ou pas. Tout cela dépend de nombreux paramètres purement personnels. Mais les conseils précédents s’appliquent tout à fait.

 

 

• Quel temps suis-je prêt à investir ?

Sur la base d’études longitudinales menées sur plusieurs dizaines de milliers d’apprenants, La Defense Language Institute (D.L.I.) a conçu son programme de langues pour un volume d’heures en cours présentiels comme suit. Je ne fais figurer que quelques langues.

Groupe 1 (environ 600 heures de cours présentiels en classe) : Afrikaans, danois, néerlandais, français, allemand, italien, norvégien, portugais, roumain, espagnol suédois

Groupe 2 (environ 1100 heures de cours présentiels en classe) : les langues slaves, le grec, le finlandais, l’hébreu, l’hindi, l’indonésien, les langues perses, le swahili, le turc et la plupart des langues asiatiques…

Groupe 3 (environ 2200 heures de cours) : les langues arabes, le cantonais, le mandarin, le japonais et le coréen.

 

Je précise ou rappelle quand même quelques points capitaux au sujet des personnes qui intègrent cette école et que l’on ne retrouvera pas aisément dans les documents :

– Ce sont toutes des anglophones avec un niveau intellectuel certain;

– Elles ont réussi un test d’aptitude à l’acquisition des langues étrangères ;

– Elles maîtrisent en moyenne 2 à 3 autres langues ;

– Elles sont obligées de produire un travail personnel conséquent, qui s’évalue en plusieurs centaines d’heures.

En comparaison, François Grin, professeur à l’Université de Genève et Directeur adjoint du Service de la Recherche en Education (S.R.D.) cite dans un document (3) « l’Institut de pédagogie cybernétique de Paderborn [qui] a comparé les durées d’apprentissage de plusieurs groupes d’élèves francophones, de niveau baccalauréat, pour atteindre un niveau dit ‘standard’ et comparable dans quatre langues différentes : l’espéranto, l’anglais, l’allemand et l’italien. Les résultats sont les suivants : pour atteindre ce niveau, 2000 heures d’études de l’allemand produisaient un niveau linguistique équivalent à 1500 heures d’étude l’anglais, 1000 heures d’étude de l’italien et… 150 heures d’étude de l’espéranto. Sans commentaire. »

(3) L’enseignement des langues étrangères comme politique publique, Avis du Haut Conseil de l’évaluation de l’école N° 19 – Octobre 2005

 

Pour obtenir un niveau B2 dans une langue initialement inconnue, à savoir la pratique courante d’une langue vivante, il m’apparaît vraisemblable de multiplier par 2 ou 3 le temps d’apprentissage tel qu’évalué par le DLI. Soulignons en effet que le pratiquant qui a obtenu un 10/20 à son examen final n’a pas le même niveau que celui qui a obtenu 20/20 alors que tous deux l’ont « réussi ».

En termes d’apprentissage, on ne peut quantifier que le temps de l’apprentissage formel, explicite. On ne mesure donc pas l’apprentissage informel, et qui constitue un volume de données stockées par le cerveau bien supérieur, exprimées en bits.

En effet, un élève français qui reçoit un correspondant anglophone, joue à des jeux vidéo ou lit des manuels en VO, regarde des séries en VOST, emploie son moteur de recherche favori pour chercher des informations disponibles uniquement dans la langue de Shakespeare (…) est loin de faire ses 3 heures d’anglais hebdomadaires en classe. Il se crée donc de facto un écart avec les camarades qui ne partagent pas ses activités extrascolaires. Cet écart n’est pas forcément mesuré par les notes qui n’évaluent pas l’aptitude à maîtriser une langue, mais la capacité à réussir le test. Il n’est ainsi pas rare qu’un anglophone qui suit sa scolarité en France obtienne à ses examens d’anglais une note inférieure à quelques-uns de ses camarades français. La réciproque est naturellement vraie. L’apprentissage informel d’une langue vient questionner la fiabilité des évaluations internationales sur le niveau en langue des élèves, et minimiser la responsabilité des systèmes scolaires qui ne sont en charge que de l’apprentissage formel, explicite.

On n’a jamais fini d’apprendre, de se perfectionner, par conséquent, lorsqu’on apprend une langue, il est bon de lui consacrer quelques heures par semaine pendant de longs mois. Et si on n’utilise pas régulièrement ce qu’on a appris, cet apprentissage tend à s’oublier parce que les réseaux neuronaux ne sont plus stimulés : c’est le fameux « use it or loose it ». Par exemple, dans une étude (4) du psychologue Harry P. Bahrick, des personnes qui ont étudié l’espagnol ont oublié 60% du vocabulaire dans les 3 ans, et 5% de plus pendant les 50 ans suivants.

(4) Bahrick, Harry P. Semantic memory content in permastore: Fifty years of memory for Spanish learned in school. Journal of Experimental Psychology: General, Vol 113(1), Mar 1984, 1-29

 

 

• Comment répartir son temps d’apprentissage ?

Une langue se parle, s’écrit, se lit et s’écoute. On doit apprendre le vocabulaire, la grammaire, la phonologie et parfois un nouvel alphabet, sans oublier la culture (une langue ne se traduit pas, elle s’interprète en fonction de la culture).

Le temps d’apprentissage doit être réparti en fonction de la chronobiologie, de la demande en ressources cognitives de chaque activité et de l’expertise de l’apprenant. En règle générale, il convient de réserver la plage entre 9h et 11h aux activités qui nécessitent réflexion (celles où l’on produit un contenu inédit : faire un exercice, disserter…), et celle entre 15h et 18h aux activités qui nécessitent mémorisation (apprendre son vocabulaire). Les autres plages horaires peuvent être réservées au travail sur la conscience phonologique et phonémique (travail sur les syllabes et les sons), l’étude de la culture, la communication orale. Autant dire que cette répartition des tâches est difficile en contexte formel (formation initiale ou continue).

Lorsqu’on entame l’apprentissage d’une langue complètement inconnue, il est bon de l’entendre et se familiariser avec la culture qui l’accompagne. On s’exercera ensuite à reproduire les syllabes avec des non mots ou pseudo-mots. Il faut en effet toujours maintenir un équilibre entre l’acquisition et la production ; la production devant suivre immédiatement l’acquisition (j’encode puis j’utilise), dans des séquences très courtes (pas plus de 15 minutes) et dynamiques.

Ce travail accompli, on réservera quelques jours (4 à 5) intégralement à l’apprentissage de la langue, à raison de 6h quotidiennes d’apprentissage explicite, plus quelques heures à l’apprentissage implicite. Il ne faut alors rien apprendre d’autre. Ensuite, on peut passer à un rythme moins soutenu, sachant que l’apprentissage distribué (le fait de répartir l’apprentissage dans le temps) est plus efficace que l’apprentissage massé (apprendre en une seule fois).

Le surapprentissage (le fait de consacrer 50% de temps en plus à l’apprentissage d’un sujet que l’on maîtrise parfaitement) est particulièrement efficace dans l’étude des langues, surtout si on ne compte pas utiliser régulièrement son savoir.

Dans un prochain cours, nous verrons les rapports entre l’apprentissage des langues étrangères et l’âge de l’apprenant.

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